
Ni une ni deux, je fais demi-tour. Je béquille ma moto et me précipite vers Arnaud.
Heureusement il va bien, une douleur vive au poignet droit mis à part. A première vue, sa moto aussi.
Que s’est-il passé ?
Alors qu’il allait tourner pour me rejoindre à la station-service, une voiture lui a brutalement coupé la route. Impact inévitable qui a provoqué la chute. La voiture n’a rien, pas une seule rayure, preuve de la très faible vitesse de la moto.
Sur la dizaine de personnes présentes, pas une ne parle anglais. Arrive alors un germano-croate maitrisant la langue de Shakespeare : Alexander, notre sauveur du jour.
Il prend les choses en main, pousse Arnaud a appeler la police et une ambulance. Arnaud hésite, ne voulant pas compliquer la situation. Néanmoins, son poignet douloureux l’inquiète un peu. Il me demande alors d’aller tester la 701 pour évaluer les dégâts.
Je m’exécute. Une fois remis le guidon dans l’axe des roues, la moto roule normalement. Elle s’en sort avec seulement quelques égratignures.
Un deal est alors mis en place avec le conducteur responsable de l’accident : il prend à sa charge tous les frais et Arnaud n’appelle pas la police.
Alors qu’Alexander accompagne Arnaud chez le médecin, je prends mes quartiers dans une guesthouse tout près d’ici au frais de la princesse, enfin, dans notre cas, un petit chauve d’une quarantaine d’année.
Le verdict tombe : poignet très certainement fracturé. Notre sauveur du jour emmène alors Arnaud à Split confirmer le diagnostic par une radiographie où les frais médicaux sont intégralement couverts par la Sécurité Sociale. Merci l’Europe pourtant si souvent décriée.

Il n’y a guère plus beaucoup d’options excepté contacter l’assistance pour un rapatriement sanitaire. Là encore, Alexander jouera un rôle déterminant en trouvant un garage sûr où laisser la 701. Pendant ce temps, les négociations avec l’assurances vont bon train. Il est décidé qu’une fois rentré en France, elle me financerait le billet d’avion pour venir récupérer la Husqvarna.
Qui a dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres ? Alors oui, j’aurais préféré finir ce voyage avec mon ami de toujours. Mais contre mauvaise fortune, bon cœur. Je gagne de facto un nouveau tour en moto dans les Balkans.
Cette journée mouvementée touche à sa fin et nous nous retrouvons avec Alexander autour de gigantesques pizzas et de bières fraiches. Encore merci à toi.
Une fois de plus, l’expérience montre qu’en voyage, l’aide providentielle arrive toujours à point nommé.
L’avion d’Arnaud est prévu le lendemain en fin d’après-midi. Quant à moi, c’est au petit matin, après un copieux petit déjeuner, que je reprends la route.

Bon vol mon ami et à dans quelques jours en France.
Le plein de la moto effectué et voilà que sonne l’heure des aurevoirs et du départ. Les premiers kilomètres ont un goût amer. Cela faisait presque un mois que nous roulions de concert. J’ouvrais la route et avais pris l’habitude de le voir dans mon rétroviseur. Et là, plus rien.
Etrange sensation que ses sentiments contradictoires. D’un côté je me sens orphelin sur ce voyage que nous vivions tous les deux, mais, en même temps je ne peux museler cette joie profonde de rouler seul.
Première décision, quitter la Croatie au plus vite et rejoindre la Bosnie si chère à mon cœur. J’ai toujours ce souvenir, profondément ancré, de cette journée où, avec ma R 100 GS j’avais roulé de concert avec un troupeau de chevaux sauvages. Ce sont des moments d’exception. Plusieurs années auparavant, j’avais ressenti les mêmes sensations en essayant de suivre un troupeau de dromadaires sauvages en plein Sahara. Autant être honnête, ce sont des moments brefs tellement ils sont plus agiles que ma moto et moi.
Mais peu importe, il y a des moments, même furtifs, qui reste à jamais gravé dans nos mémoires.
Mais aujourd’hui, point de chevaux sauvages. Existent-ils toujours, je n’en suis même pas sûr. Quoi qu’il en soit, les paysages eux, n’ont pas changés et le plaisir de rouler ici est total. Je suis seul avec ma moto, ne rencontrerai nulle âme qui vive et c’est parfait comme cela.







Perdu dans mes pensées, j’en oublie l’heure. C’est mon estomac qui me rappellera à l’ordre en m’extirpant de cet état second où plus rien ne compte excepté rouler. Je quitte la piste pour retrouver la route et la civilisation.
Oui, j’ai besoin de nourriture, mais pas spirituelle, merci, mon âme se porte à merveille.

Non, j’ai besoin de quelque chose de bien plus consistant et réel. Aussitôt imaginé, aussitôt trouvé : le must pour qui roule en GS.

L’après-midi est maintenant bien avancée et la météo se montre menaçante. Initialement je pensais bivouaquer, mais la simple idée d’une soirée seul sous la pluie me fait opter pour la sécurité d’un hôtel.
Arrive une petite bourgade, un seul hôtel, choix limité et un tant soit peu étrange que cette sorte de ranch directement sorti d’un western. Autant le style cow-boy était courant à Minneapolis et ne m’avais jamais dérangé, autant ici, il me semble incongru … et c’est parfait pour moi !
Une fois installé et douché, respirant presque le propre, je descends sur la terrasse. A peine arrivé que je suis alpagué par une famille prenant l’apéritif, enfin, sans alcool. Une jeune fille, une quinzaine d’année tout au plus, m’interpelle dans un anglais proche de la perfection. Ses parents ont remarqué ma plaque d’immatriculation française et souhaitent m’inviter.
Très honoré, je les remercie et prends place à leur table. Etrange famille à première vue. La plus jeune des filles, mon interprète du jour et sa mère son voilées contrairement aux deux grandes sœurs, maquillées et habillées à l’occidentale. Reste le petit garçon, une dizaine d’années et le père, plus en retrait.
Alors que je félicite la jeune fille pour son anglais, elle m’apprend qu’elle a appris toute seule sur YouTube. J’en reste sans voix. Elle prend un réel plaisir à discuter, traduisant sans relâche ce que disait sa mère. Car oui, la situation est quelque peu étrange. Seules la mère et la fille parlent.
J’apprends pèle mêle que le père est Serbe orthodoxe, la mère Bosniaque musulmane et qu’ils sont très inquiets pour l’avenir de leur pays. Les hommes politiques exacerbent les nationalismes et la haine entre religions. Quand elle parle de la guerre qui a déjà ravagé le pays il y a une trentaine d’années de cela, son mari ne peut retenir quelques larmes.
Je ne sais quoi dire, et, heureusement, le jeune garçon vient à ma rescousse : combien coute ta moto et à combien roule-t-elle ?
Question des plus classiques mais pour lesquelles je suis rodé. Je lui demande s’il veut monter dessus. Ses yeux s’écarquillent et en deux temps trois mouvement il se retrouve sur la GS mitraillé de toutes parts par sa mère et ses sœurs.
Le temps passe et le père intervient. Fin des festivités, ils doivent rentrer.
Il est l’heure de diner. A être dans un « ranch », à défaut de BBQ Ribs, je commande les mixed grill et je ne suis pas déçu !

Oui, tout cela pour moi ! J’en ai pour la semaine !
Peu importe ce qu’il y a dans mon assiette, je n’arrête pas de repenser à la discussion de tout à l’heure, et, notamment à la question qu’ils m’ont posé : pourquoi les français sont anti musulmans ? Pourquoi ai-je cette désagréable impression que plus le temps passe, plus je voyage et plus le ressentiment anti français se développe ?
Petit déjeuner ingurgité, moto chargée, je suis sur le départ. Objectif du jour, une de mes capitale européenne préférée avec Riga : Ljubljana.
Adieux Bosnie, nord de la Croatie traversé, me voici en Slovénie, la petite Suisse comme j’aime à l’appeler. Autant j’adore ce pays en mode tourisme, autant, en mode aventure, je le trouve fade. Trop propre, trop rangé, des pistes à cette image, gravel roads impeccables essentiellement en sous-bois sans vraiment d’intérêts. Pour tout dire, venant de l’Albanie et de la Bosnie, je reste sur ma faim. Je change donc mes plans et file directement sur la capitale.
C’est que j’ai mes habitudes ici, comme cet établissement du centre-ville, être hybride entre hôtel et auberge de jeunesse, toujours très vivant et, ce qui ne gâte rien, à prix réduit. Je suis chanceux, je trouve de la place. Les jeunes et les backpackers, majoritaires, insufflent une ambiance détendue où je me sens à l’aise. Enfin, nous sommes loin d’un campement de hippies, que l’on soit clair !
A peine installé j’y rencontre deux jeunes français en Africa Twin qui, pour la première fois, voyagent dans les Balkans. Nous prenons une bière ensemble. Le courant passe bien et nous décidons d’aller diner en ville.
Nous déambulons à pieds dans les rues de l’hyper centre et je suis très étonné par la foule, aussi nombreuse que d’habitude. Depuis le début de la pandémie, partout où je passe, l’affluence est bien plus faible qu’à la normale. Ici c’est tout le contraire et c’est tant mieux. Autant j’ai un penchant vieil ours solitaire fuyant le monde, autant, quand je suis dans une ville, j’aime ressentir la vie et la chaleur humaine. Paris reste pour moi la plus belle capitale européenne d’un point de vue architectural, mais c’est une ville que je trouve froide et sans âme contrairement à Ljubljana, Riga ou des villes espagnoles comme Barcelone et Séville.
Je profite au mieux de ce bain de foule, le premier depuis Istanbul. Nous avons du mal à trouver une place pour diner. Nous finirons dans un authentique restaurant à touriste.
De retour à la civilisation, nous abandonnons la bière et commandons du vin. Je me retrouve alors bombardés de questions en tout genre sur les voyages et les Balkans. Ils n’ont jamais quitté la zone Euro. Ils sont curieux de tout mais rapidement, se retrouvent désappointés : ils n’ont pas anticiper les frais de changes ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Je leur donne quelques astuces et nous continuons à papoter jusqu’à pas d’heure.
Nos échanges sont des plus rafraichissants. Deux copains décidant au dernier moment de partir sans préparation aucune. Ils ont chargé leur moto et ont pris la route. La magie du trail.
Pourtant, dans notre monde ultra sécuritaire ou tout doit être minutieusement préparé et anticipé, ils pourraient passer, soit pour des inconscients, soit pour des fous furieux.
Si j’apprécie autant cette soirée, c’est aussi parce que je me retrouve dans leur démarche, celle de gens normaux qui ne font rien d’extraordinaire mais qui, malgré tout, osent vivre leurs rêves, grands ou petits, malgré les préjugés et les à priori.
Et pourtant, je suis toujours admiratif des voyageurs partant pour de longs périples ou des tours du monde nécessitant une forte logistique et organisation. Je les trouve héroïques car j’en suis bien incapable. Je suis juste un infatigable rouleur. Mon crédo ? Charger ma moto et rouler, abattre des kilomètres, inlassablement. Les difficultés ? Je les envisageraient le moment venu, si elles se présentent. Inconscience totale pour une mentalité européenne, une philosophie de vie en Afrique noire. Et moi là-dedans ? Un peu des deux …

Réveil difficile. L’heure n’est plus aux élucubrations philosophiques. C’est que la soirée fut copieusement arrosée et je n’ai plus vingt ans.
Heureusement la routine du voyageur est là pour me ramener à la réalité. Prendre un copieux petit déjeuner, faire les bagages, charger la moto et prendre la route. Les deux Africa Twin ont déjà levé le camp. Bonne route à vous.
Toulouse Ljubljana, 1 400 km que j’ai l’habitude d’effectuer en une traite. Mais pour aujourd’hui, j’ai une autre idée. Je n’ai pas de contraintes, personne ne m’attend, la météo est estivale et ma moto ronronne comme une horloge. Alors, pourquoi se précipiter, non ?
Il y a quelques temps déjà, j’avais préparé un itinéraire traversant les Dolomites. C’est le moment idéal pour le tester.
La frontière n’étant qu’une formalité, je me retrouve rapidement sur les petites routes de montagnes italiennes. Je me cale sur un rythme dynamique touristique, une sorte de compromis entre plaisir de conduire et plaisir des yeux à admirer le paysage. Je suis seul sur la route. Le paradis. Mais petit à petit, je commence à croiser du monde, de plus en plus, dont des troupeaux de motards. Seraient-ils tous anglais à prendre leur virage à gauche ?
Mon instinct de survie m’incite rapidement à rouler sur la réserve, particulièrement lorsque la visibilité fait défaut. Puis c’est au tour des voitures et des camping-cars de surgir. Bref, la circulation devient vite infernale. L’étroitesse de la route défend de profiter des superbes paysages alpins tellement je suis focalisé sur la circulation.
Je m’arrête et reprogramme Osmand pour récupérer la grande route. Mon expérience Dolomite aura fait long feu. La fin de la journée approche et me voici à Cortina d’Ampezzo. Il y a du monde mais je me suis fait une raison maintenant. Le bourg me semble suffisant grand pour y trouver un logement. Je m’arrête au premier camping trouvé et vais m’enquérir d’une place pour la nuit.
Complet.
Quoi ? Complet ? Je ne suis même pas obligé de monter ma tente et n’ai pas besoin d’électricité. Un trou de souris m’irait à vrai dire.
Toujours complet.
Le gérant, sur un ton condescendant, me baragouine quelque chose du genre : mais mon bon Monsieur, vous n’y pensez pas, nous somme un dimanche, et, qui plus est, le 15 août. C’est le pire moment pour venir ici, croyez-moi ! D’autant plus que cette année, les gens ayant été confinés de longs mois, sont tous de sortie.
Damned.
Il est vrai que lorsque je voyage, je suis souvent hors du du temps. Le week-end du quinze août, j’avais oublié ce léger détail.
Qu’à cela ne tienne, je ne vais pas me laisser abattre. J’enfourche ma GS et nous voilà parti jusqu’au prochain hôtel. Evidement il est complet, mais je demande à la réceptionniste, charmante au démérant, si elle ne connaitrait pas un endroit disponible. Elle me répond par la négative. J’insiste poliment, elle prend son téléphone, passe quelques coups de fils et tout sourire, m’annonce avoir trouvé une chambre de libre. Un peu plus de trois cent euros la nuit … mais c’est qu’avec cette somme, je voyage une semaine entière !
Néanmoins, je la remercie chaleureusement. Je n’ai pas encore dit mon dernier mot. Le monde ne veut pas de moi, alors je vais me passer de lui. Je reprends ma moto, prend les toutes petites routes à la recherche d’un coin où bivouaquer.
Barrières, clôtures, maisons, trop proche de la route, rien. Je recherche sur Osmand, et bingo, je trouve quelque chose qui potentiellement pourrait me sauver. Une toute petite route qui mène à une sorte de lac. La vue satellite me confirme l’absence de toute construction. J’y vais sans attendre.
Effectivement, aucunes constructions à l’horizon, seulement une sorte d’esplanade où sont alignés une bonne vingtaine de camping-cars.
Qui a dit Ô rage, Ô désespoir ?
Quelles options me restent-il ? Rentrer directement en roulant de nuit où dormir ici. Car effectivement, je remarque des installations pour pique-niquer juste en face. Actuellement elles sont toutes occupées, mais finirons par se libérer. Je dormirais là, c’est décidé.
D’ici là, je retourne en ville me restaurer. Je trouve une pizzéria sans personne à poireauter devant. A peine entré qu’un serveur s’approche et me demande mon passe sanitaire. Je l’avais oublié celui-là ! Plus de dix mille kilomètres parcourus sans que personne ne me le demande, mais je ne vais pas râler. Je présente le précieux sésame et, enfin, ô joie, je m’installe à une table. Bière et pizza géante, je les ai bien mérité !
Une fois rassasié, je retourne près du lac. Les bancs ne sont plus occupés, mais plusieurs personnes promènent encore leur chien. Je m’assoie à une table et me perd dans mes réflexions. Je ne comprends pas le concept. Pour moi, le camping-cars est synonyme de liberté. Pourquoi s’agglutiner tous au même endroit ? A les regarder, ils me font penser à un HLM horizontal.
C’est alors qu’un homme, la petite quarantaine, s’approche. Un mauvais pressentiment m’assaille. Je vais me faire expulser comme un malpropre. Mais contre toute attente, il m’offre une assiette plastique contenant un morceau de saucisse, de la purée et un morceau de pain.
Je suis décontenancé. Partout ailleurs j’aurais trouvé cela normal, mais en Europe, jamais je ne l’aurais imaginé. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer. Alors que je le remercie chaudement un doute m’assaille. Est-ce juste un geste désintéressé, ou ai-je l’air si misérable pour qu’il m’offre l’aumône ?
Je ne le saurais jamais, mais peu importe. Même si je n’ai plus faim, je me fais un devoir de tout finir. J’ai souvent un avis acerbe sur l’humanité en général, mais je dois bien avoué que très souvent, la majorité silencieuse me redonne foi en l’avenir.
C’est l’estomac plein comme rarement que je m’installe pour la nuit. J’ai un toit sur la tête, il fait beau, la vie est belle.

Alors oui, improviser, ne rien préparer offre de merveilleux moments, mais c’est loin d’être la panacée pour autant. Il faut en assumer les ratés et les moments sans. Aujourd’hui, la situation n’est pas si désespérée, j’ai connu bien pire, comme dormir par terre sur le parking d’une station-service le ventre vide.
Cinq heure du matin. Je ne sais pas si Paris s’éveille, mais mon téléphone, lui, sonne. Voilà à quoi j’en suis réduit. Mettre un réveil en voyage. C’est que j’ai décidé de prendre la route avant que les hordes de touristes ne l’envahissent. Objectif du jour, rejoindre au plus vite l’autoroute car c’est décidé, ce soir je dormirais dans mon lit à la maison.
Le reste de la journée est sans surprise, rouler, faire le plein, rouler jusqu’à la ville rose.


Epilogue
Aussitôt rentré à la maison, et me voici de nouveau dans l’avion direction Split pour ramener la 701 d’Arnaud. Une semaine plus tard, cet étonnant périple est enfin terminé, pilotes et motos étant arrivées à bon port.